2018-07-21

Dans l’atelier d’un tisseur à toile en Provence

On dirait qu’il a neigé dans l’atelier de mon aïeul en cet été 1743. Des flocons de laine jonchent le sol. Les moutons ont été tondus avant de partir en transhumance dans le Haut-Verdon, les clients ont apporté des ballots de laine. Le tisseur à laine va leur confectionner de beaux draps bien chauds, ce sont des pièces de toile dans lesquels ils tailleront des manteaux lorsque le froid arrivera.


François Aymar qui aurait 300 ans en 2018, est mon ancêtre à la IXe génération (sosa 350), il est tisseur à laine. Mais pour l’heure de ce #RDVAncestral, il m’apparaît, vêtu avec soin, comme un beau jeune homme, de 29 ans. Voyant qu’il est occupé avec les muletiers qui vont livrer ses pièces de drap à Marseille, je ne le dérange pas.

Je rejoins son petit apprenti, celui-ci s’applique à carder la laine mais le geste est laborieux. Je m’assieds à coté de lui, je prends un peigne à carder et des poignées de laine que je fais passer entre les griffes. Le jeune Thomas s’étonne : « Le cardage ce n’est pas le travail d’une femme ! Maître François est un bon cardeur à laine, regardez toute cette collection de cardes, je n’ai pas encore le droit de me servir de celles-ci ». Je n’ose insister et je lui demande s’il est content de travailler chez un artisan estimé. Il dit que son père paye 75 livres pour que le sieur Aymar lui enseigne son métier de tisseur à drap qu’il travaille ordinairement. Le garçon s’appelle Thomas Buerle, il est en apprentissage depuis deux mois, mais puisque c’est bientôt l’époque des moissons, il sera autorisé à prendre quinze jours pour aider ses parents. 


Honorade Pellas (sosa 351) entre dans l’atelier de son époux. Mon aïeule est encore jeune, elle vient d’avoir 31 ans. Elle a entendu ma présence et me demande si je viens pour passer la commande d’un drap de laine. Je lui dis que je demeure cet été à Saint-Julien et que j’ai seulement traversé quatre siècles pour faire un stage chez eux. Interloquée, elle pose sa quenouille et me serre dans ses bras. Nous sommes émues de ce rendez-vous ancestral. 

François nous rejoint, alors Honorade me présente. Il me dit qu’il est content que je sois là et m’invite à partager leur repas. Comme il se doit, l’apprenti est nourri à leur table.

La jeune femme s’occupe du dernier né, Joseph agé de six mois, paraît bien frêle. (Je sais qu’il mourra à la fin de l’été). Elle a enterré sa petite Thérèse au début du printemps, elle avait quatre ans. Anne qui sera mon aïeule (sosa 175) est une jolie fillette qui va sur ses trois ans, c’est elle qui donnera une belle descendance à son mari Pierre Philibert (sosa 174).
P. Sérusier_ le tisserand  

François accepte de me montrer son travail. Même si je viens en voisine, il m’est difficile d’expliquer que notre vie est très différente de celle des gens du bourg. A notre époque une femme peut carder et tisser et même s’employer à tant d’autres métiers, lesquels ne sont plus réservés aux hommes. Puisque que je suis intéressée par le travail du tisseur, du cardeur à laine, et du sargetier,  j’aimerais faire un stage chez lui. François me demande ce que je sais faire. Je réponds que chez une amie ici j’ai déjà cardé la laine, filé et tissé une couverture, je lui montre ma tapisserie …

Je ne sais pas s’il est convaincu, mais il me propose de le suivre dans l’atelier et de le regarder à l’ouvrage. Penché sur le tellier, le sargetier fait aller la navette. Avec une exclamation en constatant que le fil s’est cassé, il interrompt le va-et-vient. Maître François fait signe à son apprenti de venir faire le nœud de tisserand pour reprendre les fils rompus. Il recommande de faire un nœud très ferme qui n’est point sujet à se lâcher. Puis il engage le jeune à faire de la toile sur le métier avec la navette. Le maître a promis d’enseigner le métier de tisseur à drap sans lui rien celer. Thomas se retourne et ajoute qu’il a promis d'agir aussi de son mieux audit travail, d'obéir à son maitre et à son épouse, aux œuvres licites et honnêtes et lui estre fidelle pour suport de cet apprentissage.


Honorade vient chercher de la laine pour nourrir sa quenouille. Je ne savais pas que toutes les femmes filaient la laine quotidiennement. « Oh c’est facile on peut filer en marchant, en surveillant la soupe, en racontant une histoire aux enfants ou en causant avec les voisines et puis mon mari a besoin de bons fils de laine bien torsadés pour fabriquer les beaux draps qu’il va vendre… Il dit que ce sont les miens les plus réussis. » Elle me montre aussi son rouet et le dévidoir pour enrouler les fils sur la bobine. Elle propose de m’apprendre son savoir-faire.

François échange un regard avec sa femme, il sourit et il me dit qu’il accepte que je reste dans l’atelier pendant la quinzaine où l’apprenti sera en congé pour les moissons.

Notes 

tisseur à toile : toile désigne la pièce tissée, généralement en laine.

tellier : métier à tisser

sargetier : tisserand, fabriquant de serge

Sources 

Alain Collomp, La maison du père, Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe au XIXe siècles,  PUF 1983

Alain Collomp, Les draps de laine, leur fabrication et leur transport en Haute-Provence du XVIIe au XIXe siècle. 1987.  https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1987_num_99_2_2945


Eric Fabre, La vie rurale en haute Provence de la fin du XVIIe au milieu du XXe siècle, AD 04, 2016

Contrat d’apprentissage AD 83 _ 3E 14 495

2018-07-09

L’art de perdre


L’art de perdre, Alice Zeniter, Flammarion, 2017, 506 p.


« Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout. » 

« Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours 
et presque chaque fois ils se trompent »


Hamid ne dit rien, il a oublié l’Algérie quittée en 1962. Son père n’a jamais pu lui raconter pourquoi ils sont arrivés en France. Le patriarche a sauvé sa famille, pourtant il a perdu sa force superbe en devenant un réfugié, astreint à séjourner dans le camp de Rivesaltes, puis à connaitre la honte de travailler en usine sans reconnaissance. 
Lui qui ne vivait que pour transmettre les oliviers de sa propriété à ses descendants, il a dû tout abandonner. Avec son épouse Yema, ils ont accepté d’habiter un HLM triste, dans une cité qui va se déliter rapidement. Leur fils aîné Hamid, est un élève brillant, il est capable de se charger de l’administration familiale et de l’aide aux voisins qui ne comprennent pas le français. Lorsqu’ il devient trop difficile pour lui d’assurer le lien entre la vie quotidienne en France et le passé de la famille qu’il oublie faute d’être expliqué, il prend des distances. Il épouse Clarisse, une jeune française qui essaye vainement de le comprendre, en dépit de ses silences.
Alors à la génération suivante, Naïma leur fille souffre à son tour d’angoisses qu’elle ne comprend pas. Cette jeune femme, contemporaine et éprise de liberté, reste partagée entre l’envie et la peur d’aller dans le pays de ses ancêtres. Arrivera-t-elle à rencontrer sa parenté lors d’un voyage en Kabylie ?

« Rapidement, Naïma se trouve occupée à mimer son arbre généalogique, dessinant dans les airs les ronds qui représentent son grand-père Ali, sa grand-mère Yema et le trait qui mène son père Hamid, au côté de qui elle trace une succession de cercles avant d’entonner la litanie de ses oncles et tantes »… « Ils regardent tous le rien de ce qui s’est dessiné dans les airs comme s’il s’agissait d’une cathédrale de dentelle. Naïma et Malika s’observent en souriant parmi les morceaux de famille flottants qu’elles sont parvenues à assembler puis elles font un pas et s’étreignent. »

Ce roman a été récompensé par plusieurs prix littéraires, il a été cité à chacune des rencontres « les écritures post coloniales » au TNP. La narration est brillante, intelligente, portée par une écriture fluide, puissante, drôle et captivante. Alice Zeniter, jeune écrivain sympathique, rencontrée aux AIR,  a réussi un livre attachant.

Le récit est passionnant dès la première page mais lorsqu’on arrive à la fin, on a envie de prolonger l’histoire en relisant les premiers chapitres dans lesquels la quête de Naïma prend un sens encore plus puissant. 
Un livre à lire en boucle que je vous recommande. L’auteur arrive à nous convaincre que la perte, au-delà de la nostalgie que connaissent bien les généalogistes, pourrait être la source d’une dynamique dans une vie nouvelle si les racines sont racontées.  

Pour  feuilleter quelques pages, suivre ce lien :
https://flipbook.cantook.net/?d=%2F%2Fwww.edenlivres.fr%2Fflipbook%2Fpublications%2F276430.js&oid=6&c=&m=&l=&r=&f=pdf