Ouvrir les yeux et regarder notre généalogie pour chercher des aveugles, voilà la proposition de Geneatech pour le généathème ce mois-ci.
J’ai pensé fermer les yeux et passer mon tour. Si les individus de mes forêts étaient malvoyants, je l’ignore. Bien sûr, je sais que la vue baisse avec l’âge et que ceux qui déclarent ne pas savoir signer cachent ainsi une vue défaillante. Cela m’attriste de les imaginer sans lunettes, incapables de travailler, de lire, de manier les outils, de vaquer aux occupations quotidiennes. Je plains les grand-mères, assises au coin du feu, ne pouvant plus cuisiner, inaptes à coudre, à faire de la dentelle. Il ne leur reste qu’à pleurer, si leurs yeux ne sont pas trop secs.
Cette réalité me paraît terriblement triste, je ne souhaite pas me trouver dans cette situation, sans les lunettes que j’ai la chance de porter. J’ose espérer que, dans le meilleur des cas, les anciens acceptaient la vieillesse avec une paisible résignation, telles de sages personnes ayant vécu de longues années, entourées de leurs descendants affectueux et attentifs.
Régis, le frère de mon grand-père.
Régis vivait dans ce charmant lieu-dit Gambonnet, entre Haute-Loire et Ardèche, il travaillait dans les prés et les bois de nos aïeux.
Régis a les yeux gris.
Comme les hommes de sa famille, c'est un petit homme fier et robuste. il est arrivé à la quatrième place dans la fratrie. Paul et Jean, les deux cadets ont envie voir la ville, de tenter l'aventure, ce sont des constructeurs d'engins audacieux. Lui, il préfère vivre dans la montagne; plus calme, plus raisonnable, il demeure avec sa mère et ses deux frères aînés dans la belle maison ancienne.
Lorsqu’il est appelé avec la classe 1900, on peut craindre qu’il participe quatorze ans plus tard à la Grande-Guerre dont nous savons qu’un seul de ses frères va revenir sain et sauf.
Numéro 1 au tirage, il est jugé bon pour l'armée, puis dispensé parce qu’il a « un de ses frères au service ». En effet, Xavier qui a deux ans de plus que lui se trouve au 152e régiment d’infanterie, en 1900.
Le sursis, qui lui permet de rester auprès de sa mère, ne dure qu’un an. Le 14 novembre 1901, il arrive au 16e régiment d’artillerie pour être canonnier conducteur. Il explique que sa vue n’est pas très bonne. En employant des mots que Xavier ne connaît pas, comme rétinite et amblyopie, le médecin militaire diagnostique des pathologies de la vision. Six mois plus tard, il est soulagé d’être réformé. Cependant, ce pronostic devrait l’inquiéter. Constatant l’amblyopie, il sait que l’un de ses yeux voit moins bien que l’autre, mais la rétinite paraît plus grave. A-t-il conscience que cette maladie génétique, qui cause la cécité, reste incurable ?
Selon mon regard, l’avenir s'annonce bien sombre pour le jeune homme qui risque de devenir aveugle, s’il n’est pas engagé, voire blessé ou tué lors de la Grande Guerre.
Les affreuses prédictions ne se sont pas réalisées.
Régis est mort chez lui, sans atteindre ses 30 ans, le dimanche 13 février 1910 à 3 heures dans la nuit.
Le matin, Urbain, mon grand-père monte seul jusqu’au village de Saint-Bonnet-le-Froid, à 1150 m d’altitude. Il marche longtemps faisant craquer le givre et peut-être la neige d’un matin d’hiver à la montagne. Il essuie ses larmes, de froid et de chagrin. Il ressent la fatigue, il a si peu, si mal dormi. Il ne s’arrête pas pour voir ses arbres dans la forêt. Il continue.
Les sapins d'Urbain |
La journée sera longue, douloureuse. C’est lui l’aîné, il a 33 ans, il doit assurer l’organisation des funérailles. Comment prévenir les plus jeunes frères, Jean et Paul ? Sont-ils à Valence, ou à Lyon ? Auront-ils le temps de venir pour l’enterrement ?
Il passe chez Firmin qui a l’habitude de jouer le rôle de témoin dans ces circonstances, il lui demande de l’accompagner à la mairie pour déclarer le décès de son frère. Il est 10 heures du matin. Il faut déranger le maire qui déteste ouvrir ce registre.
Urbain rencontre le curé à la sortie de la messe. Il annonce la triste nouvelle aux paroissiens qui lui présentent leurs condoléances; ce sera, ce jour-là, le sujet de discussion dans les familles et au café.
Aura-t-il le courage d’aller faire part du décès de Régis à ceux qui ne se trouvent pas rassemblés pour bavarder sur la place du village ce dimanche matin ? Il entre à l'auberge ou peut-être chez des connaissances, il accepte un verre de vin, un bout de pain avec du saucisson, un café chaud. Urbain sait que son frère et leurs cousins doivent les entourer. Il dit aux amis qu’il doit reprendre le chemin à travers les bois, pour être aux côtés de sa sœur Mariette qui veille leur pauvre Régis. Chez eux, c’est le premier décès depuis celui de leur mère, cinq ans auparavant, il se réjouit que Christine n’ait enterré aucun de ses enfants.
Je sais que seuls Mariette et Xavier seront en vie longtemps pour pleurer leurs frères, tombés les uns après les autres en 1914-1916-1921. Comme il doit être difficile de continuer de vivre lorsqu'on a tant de larmes dans les yeux.
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