Jean est
mon grand-oncle, son nom est gravé sur trois des treize rabots que nous
avons conservés depuis plus d’un siècle.
Je les ai
rangés dans un carton, mais je retarde le moment de les porter au grenier où
l’on risque de les oublier. J’aimerais écrire ce billet dans l’espoir que, plus
tard, leur histoire ne soit pas perdue.
Ce carton
contient divers rabots de charron : des rabots ordinaires, des rabots de corroyage, des
rabots de moulurage dont je découvre les jolis noms : guillaumes, mouchettes,
bouvets, varlopes...
Tous sont constitués d'un corps en bois dans lequel est insérée une lame de fer tranchant.
Pour décrire les parties d'un rabot, on parle du nez, des joues, des oreilles, du talon en arrière et de la semelle pour la face inférieure.
Celui-ci est estampillé « 38 Goldenberg fruitier » avec le numéro 42.
L’œil représente une marque de la qualité du fer.
L’étiquette n’a pas été entièrement décollée.
Ce morceau de papier rouge, je le trouve
émouvant, il me dit que Jean a utilisé cet outil tellement peu de temps.
Cette varlope mesure 50 cm. Sa poignée est percée d’un élégant passage ovale où se glissent les quatre doigts de la main droite qui conduit l’outil.
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Voici un joli petit rabot de carrossier, nommé Guillaume.
Voici un Bouvet, utilisé pour faire des rainures.
J’essaye de me documenter sur les outils du charron, cela ne
m’étonnerait pas que dans l’atelier de mon père s’en cachent d’autres dont je
ne sais identifier ni leur premier propriétaire ni leur usage. Il faudrait que
j’explore les recoins du garage où je pourrais trouver des ciseaux à bois, des gouges à dégrossir, des
tarières pour creuser des trous... Pour ceux que je vous présente ici, j’apprécie cette chance que le
nom et le prénom du propriétaire soient gravés sur le bois !
Famille Fauriat
Parmi les six garçons de cette fratrie, les benjamins, Jean et
Paul apparaissent très liés. Ils ont partagé leurs outils, ils étaient
charrons, et copains comme deux larrons.
Inventeurs intrépides, ils construisaient des engins roulants dans lesquels ils dévalaient les pentes de leurs prés à Gambonnet, depuis le lieu-dit Fauriat, nommé de leur patronyme.
Paul était menuisier en voitures en 1914. Il avait alors 27 ans. Il
habitait 86 boulevard de Grenelle à Paris 15e, il est mort le 25
juin de cette année-là, à l’Hôpital Laennec, 42 Rue de Sèvres. Paris 7e.
Il a eu la chance de ne pas connaître la Grande Guerre. Réformé pour faiblesse
générale et bronchites fréquentes, il n’a pas effectué son service militaire,
mais cela aurait-il été une raison pour échapper à l’ordre de mobilisation
quelques semaines plus tard ?
Paul possédait un compte au Crédit Lyonnais, à l’agence AX à Paris, s’élevant à 4287 francs. Voilà à peu près tout ce que je sais de lui.
Jean a quitté le domaine familial, en laissant l’exploitation des terres et des bois à Urbain son frère aîné, mon grand-père. Il a appris le métier de charron, carrossier, menuisier en voitures, j’ai retrouvé ses différentes adresses qu’il partageait avec Paul, à Romans-sur-Isère, à Valence, à Lyon et à Paris.
Le 1er avril
1916, il tombe « tué à l’ennemi, côte 425, à Steinbach en Haute-Alsace ».
Il avait 31 ans. Son nom, Jean Fauriat, ainsi que celui d'Urbain, est inscrit sur le monument aux morts
de la guerre 1914-1918, à Saint-Bonnet-le-Froid.
Les charrons
exercent un métier très apprécié, ce sont eux qui fabriquent et réparent les
roues des chars et les charrettes, indispensables à tous. Ils utilisent deux
types de matériaux : le bois et le fer. Cela fait de ces hommes tout à la
fois des menuisiers, des charpentiers, des forgerons, des maréchaux ferrants, et
plus tard des carrossiers lorsqu’ils commenceront à concevoir les véhicules à
moteur.
Au début du XXe siècle, les premières voitures causent un superbe effet,
elles éblouissent par leur vitesse, par leur design et le luxe de leur
équipement en fer, en bois, et en cuir. Paul était menuisier en voitures, sans doute Jean travaillait avec lui.
Le parcours de ces outils
Certains semblent
comme neufs, l’un d’entre eux garde encore son étiquette.
Mon grand-père Urbain a dû les récupérer après le décès de son frère en 1916. Lui aussi a participé à
la guerre, il a été gazé ; après des mois de pénible maladie, il est mort en
1921.
Il a
installé Constance sa femme et leurs trois enfants, pour une vie plus facile, dans
le bourg où il a acheté une ferme afin qu’ils aillent à l’école.
Par chance,
ces outils ont été conservés par ma grand-mère maternelle au cours de ses
déménagements successifs.
Mon père
les a utilisés, il aimait s’occuper de menuiserie. En général, il prenait grand
soin de tous les objets.
Lorsque
nous avons vendu la maison de mes parents, j’ai gardé ces outils, nous les
avons stockés, puis un peu oubliés, rangés dans le garage et on ne les
remarquait plus. Ils ont été abîmés par les vers, hélas ! Coupable de les avoir
abandonnés, j’essaye maintenant les traiter soigneusement.
Cela m’a étonnée
d’y découvrir le nom de Jean Fauriat, cette inscription leur donnait une valeur
familiale. J’ai voulu raconter la courte vie de deux grands-oncles : Auguste
« Jean » Baptiste (1884-1916) et « Paul » Auguste Eugène (1887-1914).
Voir aussi :
Grande Guerre (leur maison abandonnée)
Les yeux gris (ceux de Régis, un autre frère)
Magnifiques souvenirs de famille et du travail effectué par ses garçons.
RépondreSupprimerA la lecture de ce billet, la réponse à la question de Lamartine " Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" ne peut être que oui ... beaux objets empreints de souvenir et de nostalgie, un plaisir à lire
RépondreSupprimerBelle idée de faire "revivre "ces objets et leurs propriétaires
RépondreSupprimerTrès émouvant de lire l'histoire de ces vies.
RépondreSupprimertrès beau récit. merci
RépondreSupprimerIl serait opportun de faire don de ces objets à un musée de traditions populaires
RépondreSupprimerIl y a quelques années, un vieil homme souhaitait vendre le fonds d’un joli musée présentant la vie quotidienne en Provence. J’ai un instant été tentée de l’acquérir, mais c’aurait été un projet fou, car je n’envisage pas de présenter une exposition dans ma maison. Quel dommage que personne ne l’ait acheté, ni la mairie ni aucune association publique ou privée.
SupprimerCeci dit, ces rabots ne sont pas rares, on en trouve beaucoup dans les brocantes.
Le plus intéressant est leur histoire que j’ai essayé de raconter.
"Je les ai rangés dans un carton, mais je retarde le moment de les porter au grenier où l’on risque de les oublier" Scandale ! Pourquoi ne pas les exposer, cirés. sans enlever leur patine, il peuvent faire une attachante déco !
RépondreSupprimerMerci pour ce beau récit illustré
RépondreSupprimerMerci, que d'émotions, j'habite à 2 pas de St Bonnet le froid, Antoine Bonnet mon ancètre était aussi menuisier en voitures à St Etienne, je travaille le bois et j'ai une multitude d'outils anciens qui ont la valeur de l'histoire qu'ils portent et de ceux qui les ont utilisés comme vous le dites, J.C. 07290
RépondreSupprimerVotre message me touche, c’est sympa de recevoir le témoignage d’un voisin qui a beaucoup de points communs avec mes ancêtres du Vivarais Velay.
SupprimerMerci pour ce commentaire!
Ces rabots sont tellement agréables à utiliser ! Mon grand-père m'avait appris à en utiliser un, à régler la lame, etc. Il m'avait aussi transmis une varlope (que je n'ai jamais utilisée). Nous avions un ancêtre menuisier et ces outils étaient probablement quelques restes de son atelier (avec des planes dont le tranchant est encore redoutable !)
RépondreSupprimerJe pensais que les menuisiers préféraient des outils plus modernes. C’est sympa que vous mentionniez le plaisir d’utiliser des outils bien conçus. Cela nous permet d’imaginer les gestes de ces artisans.
RépondreSupprimerMerci d’avoir laissé ce commentaire !