2023-08-23

Les rabots de Jean

 

Jean est mon grand-oncle, son nom est gravé sur trois des treize rabots que nous avons conservés depuis plus d’un siècle.  


Je les ai rangés dans un carton, mais je retarde le moment de les porter au grenier où l’on risque de les oublier. J’aimerais écrire ce billet dans l’espoir que, plus tard, leur histoire ne soit pas perdue.



Ce carton contient divers rabots de charron : des rabots ordinaires, des rabots de corroyage, des rabots de moulurage dont je découvre les jolis noms : guillaumes, mouchettes, bouvets, varlopes...


Tous sont constitués d'un corps en bois dans lequel est insérée une lame de fer tranchant.

Pour décrire les parties d'un rabot, on parle du nez, des joues, des oreilles, du talon en arrière et de la semelle pour la face inférieure. 

Celui-ci est estampillé « 38 Goldenberg fruitier » avec le numéro 42. 

L’œil représente une marque de la qualité du fer.

L’étiquette n’a pas été entièrement décollée. 

Ce morceau de papier rouge, je le trouve émouvant, il me dit que Jean a utilisé cet outil tellement peu de temps.


Cette varlope mesure 50 cm. Sa poignée est percée d’un élégant passage ovale où se glissent les quatre doigts de la main droite qui conduit l’outil.

Voici un joli petit rabot de carrossier, nommé Guillaume.


Voici un Bouvet, utilisé pour faire des rainures.


J’essaye de me documenter sur les outils du charron, cela ne m’étonnerait pas que dans l’atelier de mon père s’en cachent d’autres dont je ne sais identifier ni leur premier propriétaire ni leur usage. Il faudrait que j’explore les recoins du garage où je pourrais trouver des ciseaux à bois, des gouges à dégrossir, des tarières pour creuser des trous... Pour ceux que je vous présente ici, j’apprécie cette chance que le nom et le prénom du propriétaire soient gravés sur le bois !  



Famille Fauriat

Parmi les six garçons de cette fratrie, les benjamins, Jean et Paul apparaissent très liés. Ils ont partagé leurs outils, ils étaient charrons, et copains comme deux larrons.

Inventeurs intrépides, ils construisaient des engins roulants dans lesquels ils dévalaient les pentes de leurs prés à Gambonnet, depuis le lieu-dit Fauriat, nommé de leur patronyme.

Paul était menuisier en voitures en 1914. Il avait alors 27 ans. Il habitait 86 boulevard de Grenelle à Paris 15e, il est mort le 25 juin de cette année-là, à l’Hôpital Laennec, 42 Rue de Sèvres. Paris 7e. Il a eu la chance de ne pas connaître la Grande Guerre. Réformé pour faiblesse générale et bronchites fréquentes, il n’a pas effectué son service militaire, mais cela aurait-il été une raison pour échapper à l’ordre de mobilisation quelques semaines plus tard ?

Paul possédait un compte au Crédit Lyonnais, à l’agence AX à Paris, s’élevant à 4287 francs. Voilà à peu près tout ce que je sais de lui.

Jean a quitté le domaine familial, en laissant l’exploitation des terres et des bois à Urbain son frère aîné, mon grand-père. Il a appris le métier de charron, carrossier, menuisier en voitures, j’ai retrouvé ses différentes adresses qu’il partageait avec Paul, à Romans-sur-Isère, à Valence, à Lyon et à Paris.    

Le 1er avril 1916, il tombe « tué à l’ennemi, côte 425, à Steinbach en Haute-Alsace ». Il avait 31 ans. Son nom, Jean Fauriat, ainsi que celui d'Urbain, est inscrit sur le monument aux morts de la guerre 1914-1918, à Saint-Bonnet-le-Froid.


Les charrons exercent un métier très apprécié, ce sont eux qui fabriquent et réparent les roues des chars et les charrettes, indispensables à tous. Ils utilisent deux types de matériaux : le bois et le fer. Cela fait de ces hommes tout à la fois des menuisiers, des charpentiers, des forgerons, des maréchaux ferrants, et plus tard des carrossiers lorsqu’ils commenceront à concevoir les véhicules à moteur.  

Au début du XXe siècle, les premières voitures causent un superbe effet, elles éblouissent par leur vitesse, par leur design et le luxe de leur équipement en fer, en bois, et en cuir. Paul était menuisier en voitures, sans doute Jean travaillait avec lui.

Le parcours de ces outils

Certains semblent comme neufs, l’un d’entre eux garde encore son étiquette.

Mon grand-père Urbain a dû les récupérer après le décès de son frère en 1916. Lui aussi a participé à la guerre, il a été gazé ; après des mois de pénible maladie, il est mort en 1921.

Il a installé Constance sa femme et leurs trois enfants, pour une vie plus facile, dans le bourg où il a acheté une ferme afin qu’ils aillent à l’école.

Par chance, ces outils ont été conservés par ma grand-mère maternelle au cours de ses déménagements successifs.

Mon père les a utilisés, il aimait s’occuper de menuiserie. En général, il prenait grand soin de tous les objets.

Lorsque nous avons vendu la maison de mes parents, j’ai gardé ces outils, nous les avons stockés, puis un peu oubliés, rangés dans le garage et on ne les remarquait plus. Ils ont été abîmés par les vers, hélas ! Coupable de les avoir abandonnés, j’essaye maintenant les traiter soigneusement.   

Cela m’a étonnée d’y découvrir le nom de Jean Fauriat, cette inscription leur donnait une valeur familiale. J’ai voulu raconter la courte vie de deux grands-oncles : Auguste « Jean » Baptiste (1884-1916) et « Paul » Auguste Eugène (1887-1914).

Voir aussi :

Autour de Constance

Grande Guerre (leur maison abandonnée)

Les yeux gris (ceux de Régis, un autre frère)