2018-03-26

Les restrictions pendant la Grande Guerre


La Grande Guerre dure beaucoup plus longtemps que prévu. Comment ne pas désespérer ?
Les épreuves s’ajoutent à l’inquiétude que l’on éprouve au sujet des hommes présents sur les lieux de bataille. La vie quotidienne devient de plus en plus difficile pour les familles. 
A Lyon, trouver les provisions est le souci permanent pour Marie comme pour les autres ménagères, d’autant plus que les prix augmentent et que la qualité baisse. 
Le marché du quai St-Antoine, qui était bien achalandé avant la guerre, apparaît piteux.

Marché quai St-Antoine, avant guerre

Les hommes sont partis au combat, les chevaux ont été réquisitionnés ; à la campagne les femmes essayent de les remplacer, mais la production agricole diminue. Comment assurer le transport des marchandises ?
A partir de 1915, Marie témoigne : « des difficulté à s’approvisionner en lait pour les enfants. Il n’y a plus ni automobiles, ni chevaux on ne trouve plus de laitière de campagne » Elle explique que c’est une « conséquence de la guerre de Serbie ». (le 20/10/1915)
Dans la lettre suivante, elle ajoute :
« Je ne sais plus que faire à manger à nos pauvres très petits, c’est une misère pour avoir une quantité suffisante d’un lait quelconque et les œufs qu’on paye 4 et 5 sous pièce sont très souvent de vraies saletés. » (22/10/15)

Le sel et le sucre sont des produits sans lesquels on ne peut cuisiner. Comment faire si les épiciers ne peuvent plus en vendre ?
« Je vais aller tout à l’heure chez Bresard pour essayer d’avoir du sucre : on refusait le sel ce matin chez les épiciers. Pepe dit que le magasin Dufier était rempli de cuisinières qui imploraient » (27/11/1916)

Le 7 mai 1917, Marie a vraiment besoin de sucre, elle prévoit de faire des confitures avec les fruits du jardin de St-Rambert.
C’est encore une chance, l’épicier a vendu 5 kg de sucre à Marie. Si elle avait eu la carte de rationnement, il ne lui en aurait pas cédé autant. Elle doit déposer la demande d‘un carnet de sucre pour cinq personnes, ce qui lui paraît bien insuffisant pour faire ses confitures cet été.

Carnet de Pain, Musée Gadagne , Lyon

Plus de pain « ils disent qu’ils n’ont pas assez de farine pour en donner davantage » (31/12/1917)

Les œufs, le beurre et le lait manquent. Les Lyonnaises doivent se résoudre à renoncer au beurre et accepter de cuisiner à l’huile.
 « Les œufs sont à peu près introuvables et coûtent 16 sous pièce pour le beurre il faut aller chez 6 marchands et nous nous en sommes passés faisant tout à l’huile comme dans le midi, pour le lait , après de supplications nous obtenons 3 demi litres, mais que sera ce lait  de quartier mélangé et probablement additionné d’eau ? » (21/12/1918)
Même lorsque la guerre est terminée, les boutiques sont vides. Marie ne trouve plus de pâtes : « ni nouilles, ni vermicelle, ni macaronis que veux-tu qu’on fasse avec les enfants ?» (17/12/1919)

La jeune femme nous a expliqué son souci récurrent, dès que le froid revient, pour se procurer du charbon.
Il est difficile d’imaginer comment nous aurions fait à sa place pour supporter toutes ces privations.



Pour retrouver la série des billets qui racontent Marie pendant la Grande Guerre voir les articles précédents.

2018-03-17

Joséphine au cœur usé


En 1915, Marie me sert de guide pour aller à la rencontre de nos ancêtres. J’apprécie qu’elle m’accompagne lors du RDVAncestral, comme celui-ci où je n’oserais me rendre seule.
Ce vendredi 2 avril 1915, nous sommes allés faire une visite à Joséphine. Elle repose chez sa fille Thérèse, au n°6 rue du Plat.
Il est un peu tard pour faire sa connaissance, car l’aïeule ne respire plus, son cœur usé s’est arrêté de battre ce matin à 8h.


L’appartement est envahi par les visites de condoléances, ses quatre filles et sa mère s’affairent pour recevoir la famille et les amis qui viennent rendre un dernier hommage à Joséphine gisant sur son lit entouré de fleurs.
Je préfère rester discrète, il me semble que ce n’est pas le moment de me présenter. Je laisse notre cousine jouer son rôle puisqu’elle représente André,  parti à la Grande Guerre depuis neuf mois, il n’a pas encore eu de permission pour venir à Lyon.
Sur le chemin du retour, je peux parler librement avec Marie ainsi qu’elle le fait avec André au travers de sa correspondance.  La jeune femme m’explique qu’elle ne connaissait guère la défunte. C’était une cousine, issue de germain, de son époux.
Marie assure vaillamment les visites de condoléances, de plus en plus fréquentes en cette époque. Ces rituels s’imposent pour consolider les relations familiales lors d’un décès. Sur le faire-part prend place la famille élargie, sans oublier les branches lointaines. Marie explique que leur nom sera inscrit parmi celui de tous les cousins.

Joséphine Falcouz est l’aïeule de mes enfants à la 5ème génération (sosa 23). Elle est décédée à 56 ans.
Elle apparaît comme une vieille dame à sa jeune cousine, ce que ne dément pas cette photo.  Il faut dire que son air triste l’enlaidissait depuis longtemps

- Je crois que Joséphine était un peu plus jolie lorsqu’elle avait votre âge, chère Marie. Je pourrais vous montrer une photo datant de l’époque de son mariage avec Joseph Chartron. 


Une époque heureuse qui la rendait presque belle, dis-je en ouvrant la généalogie sur mon smartphone. 
Marie est curieuse de comprendre d’où provient cette photo stockée sur le cloud.
- Alors Joséphine est déjà au ciel dans les nuages ? Comme c’est rapide !  Marie s’étonne à peine et me rapporte ce que l’on dit à son sujet « Tu ne saurais croire ce que Joséphine gagne à être connue ; c’est une perfection ». 


-  Son mari est un bel homme, il a l’air si doux ! s’exclame Marie.
- Joseph était malade. La tante Zélia écrivait déjà le 22/03/1881 « Cette pauvre Joséphine qui à peine mariée ne vit plus que d’inquiétudes et de chagrins … »

- Vous connaissez donc la tante Zélia de Paris ?
- Zélia est une vieille amie dont j’ai lu les lettres dans vos archives. Je vous conseille de bien les conserver pour pouvoir les lire plus tard. ( Marie se doute-t-elle que je peux lire les siennes ? )

- J'apprécie lorsque Zélia nous donne des nouvelles de toute la famille. En décembre 1892, elle s’inquiétait :
« Avez-vous su que cette pauvre Joséphine avait failli perdre son petit garçon ? heureusement, il s’est remis, mais il parait qu’il avait été condamné par tous les médecins. Cette pauvre Joséphine a bien du souci et la première cause soit dit entre nous, est la mauvaise santé de son mari. (4/12/1892)
Le petit Jean Casimir souffrait d’une maladie de poitrine « qu’il tient de son père et sa grand-mère Chartron Mital qui en est morte. » (23/12/1892). Il s'éteint le 30 décembre à l’âge de cinq mois.

- Perdre un enfant ! j’espère que nous serons épargnés de cette douleur, s’effraye la jeune maman qui ignore ce que lui réserve l’avenir. 

- Joséphine porte une grande tristesse en elle, car six ans plus tard c’est Joseph qui décède après une longue maladie. Il avait les poumons fragiles comme sa mère qui l’a laissé orphelin à deux ans et demi.

« Pauvre Joseph, quelle bonne nature avait ce brave garçon. Si sa tête avait été aussi bien organisée que son cœur, c’était la perfection et elle est rare. La pauvre Joséphine a bien souffert avec lui, et elle souffrira plus encore de l’avoir perdu » compatit Zélia le 12/11/1898.
Je comprends qu‘elle puisse ajouter (le 18/02/1913) :
 « Joséphine dont le cœur paraît-il, est plus usé que celui d’un vieillard »

Marie est pressée de rentrer pour faire à André le récit de cette visite funèbre.
 « J'ai été voir hier la pauvre Joséphine qui avait un air presque heureux j'ai trouvé, sur son lit de mort ; j'ai embrassé ses filles et lundi j'irai à l'enterrement qu'on a repoussé à cause de Pâques ; je crois bien que Gabriel veut y aller aussi » (3 avril 1915)

2018-03-08

Un bébé en 1918

#RMNA 4

Marie et André désiraient avoir une famille nombreuse, leur troisième enfant aurait vu le jour plus tôt si leur projet n’avait pas été compliqué par la Grande Guerre.

Pierre aurait cent ans dans quelques jours, il est né le 25 mars 1918.

Pierre P. 

Était-ce une bonne époque pour donner vie à un enfant ?
Marie désespère de ne pouvoir mettre en route cette grossesse, elle consulte son médecin … Elle aimerait que les permissions d’André soient propices et se désole lorsque cela n’est pas le cas.

Cela nous étonne ce désir d’agrandir la famille puisque la vie est tellement difficile en ces temps de guerre, mais alors la société encourageait les naissances.

Les familles catholiques sont influencées par le prêche des curés. Le 13 janvier 1917, la jeune femme approuve le prédicateur tout en déplorant le contexte de cette injonction : « Il est revenu plusieurs fois à son thème favori : le nombre des enfants qui doit être aussi grand que possible et il appelle tout simplement « déserteurs » ceux qui n’ont point ou peu d’enfants. Il est bien difficile de lui obéir quand on est à Lyon et l’autre à Verdun »


La propagande politique est persuasive, pour affronter l’ennemi, il est indispensable de repeupler la France qui enterre chaque jour tant de jeunes gens tombés sur le front.
Aux soldats on accorde des permissions et on augmente les congés pour les naissances.
Comme beaucoup de femmes, Marie calcule, il ne faut pas négliger les avantages qu’elle sait rappeler à son époux le 11 décembre 1916.
 « Pour ces permissions dues aux enfants nés depuis la guerre, possibilité d’ajouter 3 jours aux 7 autres d’une prochaine permission »

Fécondité
Chacun d’eux est issu d’une famille de huit enfants. Il faut noter que les générations précédant leurs parents ne se montraient pas aussi fertiles, ce regain de natalité dans leur milieu socio-économique date de la seconde moitié du XIXème siècle. Il est intéressant d’analyser le cas des 101 couples de cette généalogie. Mon logiciel Généatique donne ce tableau statistique de fécondité, la hauteur indique le nombre d’enfants par couple selon l’année de mariage.

Cliquer pour agrandir les statistiques

Au début du XIXème siècle, ces familles-là ont entre un et trois enfants, voire quatre. La génération suivante est plus prolifique, le nombre augmente jusqu’à huit enfants. Et cette tendance se poursuit malgré les années de guerre.


Un bébé ?

Le titre que j’ai choisi pour ce billet est anachronique, jamais Marie, ni son entourage, n’utilisent le mot bébé pour parler de ses nouveau-nés, elle écrit le plus souvent  "le très petit", "le fils ", et " la fille " pour désigner Anne dont elle n’écrit jamais le prénom, usant éventuellement du diminutif "Mimi". Jean, "le bon gros fils ", est toujours " Jeannet " pour le différencier de Jean P. son oncle et parrain.

Le dernier-né, Pierre : " notre très petit fils ".
Pierre porte le prénom du frère d’André, celui qui est mort en août 1917, il a pu être choisi dès les premiers mois de la grossesse de Marie.

Élever les enfants
La jeune maman n’est pas isolée, elle est assistée par son entourage ; malgré cette aide, Marie accuse le choc de la naissance de son troisième enfant, c’est un surcroît de fatigue dont elle se plaint à son mari.
Elle reste au repos le premier mois après l’accouchement, puis la vie reprend son cours, le 24 avril 1918 elle se rend à l’église :
« J’ai fait hier mes relevailles à Ainay accompagnée de tante Claire ; voilà qui est accompli »
La semaine suivante, « J’ai sorti Pierrot pour la première fois » le 30 avril 1918
Marie sait que cela n’intéresse guère le père, mais le 6 mai elle ne peut s’empêcher de donner des détails concernant les soins que nous n’oserions plus infliger à un enfant de nos jours : « Lavement et huile de ricin. » 
Plus encore que pour les aînés, la jeune maman doit s’occuper de ce petit, elle assure les tétées « Je suis tout à fait réduite à l’esclavage ».
Le 20 août, Mimi a de la fièvre. Pierrot pleure, voilà que Marie est épuisée.
« Ma vie depuis cinq mois n’est certainement pas reposante et j’envie Juliette [sa belle-sœur] qui joue du piano en ce moment … »
Les soucis continuent, le 22 août, la chaleur est écrasante et les fièvres, diarrhées et autres maladies des petits persistent, elle doit s’occuper des malaises de la digestion et donner des purgations …

Le petit Pierre a une santé fragile, sa maman est souvent inquiète au sujet de ses petites maladies infantiles.
« Ca tousse, ça tousse » le 11 mars 1919, on craint la coqueluche qui ne manquera pas d’atteindre les enfants.

André doit trouver que sa femme se fait du souci pour des symptômes d’une grande banalité chez les jeunes enfants, (comme cela a été mon sentiment en lisant ces lettres).  Marie en a conscience, cependant elle relate régulièrement tout ce qui la préoccupe au sujet de la santé ceux qu’elle aime.

Toutes les mères savent que la vie est fragile

Le petit Pierre meurt le 8 août 1920 à l’âge de 29 mois.

2018-03-01

Les femmes et le charbon pendant la Grande Guerre


#RMNA 3

C’est le troisième hiver que Marie doit affronter seule, la vie quotidienne ne fait que se détériorer à Lyon.
Pour se chauffer et pour cuisiner, il est nécessaire de trouver du charbon qui se raréfie.

Marie disait (dans le précédent épisode du #RMNA) combien il faisait froid en 1918, mais dès 1915 elle a dû affronter ce problème, sans l’aide d’André depuis que son mari est sur le front. Ce sujet est souvent évoqué dans ses lettres
« Pour le charbon qui est une très grave et très ennuyeuse question, crois bien que j’en suis très préoccupée [… ] Ce qu’il y a de sûr, c’est que le charbon atteint des prix énormes […] je ne sais pas du tout comment je ferai et j’aurais dû faire une provision en mai dernier » 28/07/1915

Au début de la guerre, il était encore possible de s’en faire livrer moyennant une somme importante qui grevait le budget, alors toutes les familles ne peuvent pas se le permettre.
 « On dit que les misères sont effrayantes cette année avec le prix excessif du charbon et du reste. » 24/11/1915



En 1916, il reste encore des stocks de coke, mais il est de plus en plus difficile d’en obtenir.
« Ce n’est pas le charbon qui manque, du moins encore pour le moment, mais les hommes et les chevaux pour les transports ». « J’avais été chez 3 charbonniers de notre quartier qui ne servent que leurs clients. Finalement la belle-sœur d’Agathe a promis de m’en faire envoyer » 13/11/1916

Marie frappe à toutes les boutiques de Lyon, partout il y a pénurie.

 « Cette pauvre femme Perrier n’a pas encore reçu le waggon qu’elle attendait » 28/12/1916
« C’est une femme de la rue du Plat qui a eu la complaisance de m’en envoyer. Elle m’a apporté 100 kgs de boulets (ce qui est une faveur insigne) et 100 kg d’anthracite à 14 frs les 100 kg ce qui n’est pas bon marché » 8 /01/1917
Marie va rapidement regretter cet achat : « Ce qui manque à tout le monde surtout ce sont les boulets, et malheureusement il n’y a que ça qui va bien dans notre poêle, cet anthracite que j’ai payé un prix fou cette dernière fois chauffe à peine et ne prend pas le matin la moitié du temps. » 13/01/1917

Ce sont les femmes, telle la belle-sœur d’Agathe, qui gèrent les entrepôts en l’absence de leurs époux. Marie confie son inquiétude pour le frère d’Agathe, « le grand charbonnier » « Je tremble bien maintenant pour ce brave homme de charbonnier son frère, il est en pleine Alsace et va pour ravitailler du front à un endroit quelconque, il paraît qu’il va souvent sur le champ de bataille, sa pauvre femme est venue l’autre jour pour pleurer ici, elle continue seule ce commerce de charbon. ». « Il n’a pas tort de se faire du mauvais sang  de sa femme, le pauvre homme ; elle a maigri étonnement, et c’est une pitié que cette femme soit obligée de remplir elle-même tous les sacs de charbon, en plus de tous les soucis de ses arrivages qui n’arrivent pas . Elle m’avait bien promis des boulets mais n’a pas pu encore m’en envoyer, n’en ayant point reçu ; je mendie un peu de charbon de coté et d’autre ; la plupart du temps on me refuse, souvent on me promet, pour se débarrasser de moi je pense »

A la fin du mois de janvier, « il y a 14 degrés de froid »
« La belle sœur d’Agathe a fermé son magasin de charbon n’en ayant plus »

En février, cela continue par grand froid -15°, il y a plus de charbon. La foule attend la livraison devant le charbonnier et la police surveille pour qu’il n’y ait pas de bagarre, le 3/02/1917.

Vente de charbon à l'Opéra en 1917 [Paris]

Le concierge a dépanné Marie en apportant 50 kg de charbon. Quelques jours plus tard « tous les magasins de charbon se ferment, il fait encore -12 en dessous. »

En automne 1917, Marie va investir dans des poêles à bois, il est un peu moins difficile de trouver du bois lorsqu’on maintient des contacts à la campagne et que l’on a l'opportunité s’en faire livrer.

La jeune femme devient une maîtresse de maison compétente pour gérer le combustible.
« J’ai fait des confitures tous ces temps derniers et je me suis rendue compte qu’il fallait exactement 1/3 de plus de coke dans un fourneau que de charbon ; ça plante et ça s’éteint constamment. » 22/07/1918