Je rejoins son petit apprenti, celui-ci
s’applique à carder la laine mais le geste est laborieux. Je m’assieds à coté
de lui, je prends un peigne à carder et des poignées de laine que je fais
passer entre les griffes. Le jeune Thomas s’étonne : « Le cardage ce
n’est pas le travail d’une femme ! Maître François est un bon cardeur à
laine, regardez toute cette collection de cardes, je n’ai pas encore le droit
de me servir de celles-ci ». Je n’ose insister et je lui demande s’il est
content de travailler chez un artisan estimé. Il dit que son père paye 75
livres pour que le sieur Aymar lui
enseigne son métier de tisseur à drap qu’il travaille ordinairement. Le
garçon s’appelle Thomas Buerle, il est en apprentissage depuis deux mois, mais
puisque c’est bientôt l’époque des moissons, il sera autorisé à prendre quinze
jours pour aider ses parents.
Honorade Pellas (sosa 351) entre dans l’atelier de son époux. Mon aïeule est encore jeune, elle vient d’avoir 31 ans. Elle a entendu ma présence et me demande si je viens pour passer la commande d’un drap de laine. Je lui dis que je demeure cet été à Saint-Julien et que j’ai seulement traversé quatre siècles pour faire un stage chez eux. Interloquée, elle pose sa quenouille et me serre dans ses bras. Nous sommes émues de ce rendez-vous ancestral.
François nous rejoint, alors
Honorade me présente. Il me dit qu’il est content que je sois là et m’invite à
partager leur repas. Comme il se doit, l’apprenti est nourri à leur table.
La jeune femme s’occupe du
dernier né, Joseph agé de six mois, paraît bien frêle. (Je sais qu’il mourra à
la fin de l’été). Elle a enterré sa petite Thérèse au début du printemps, elle
avait quatre ans. Anne qui sera mon aïeule (sosa 175) est une jolie fillette qui va sur ses trois
ans, c’est elle qui donnera une belle descendance à son mari Pierre Philibert (sosa 174).
P. Sérusier_ le tisserand |
François accepte de me montrer
son travail. Même si je viens en voisine, il m’est difficile d’expliquer que
notre vie est très différente de celle des gens du bourg. A notre époque une
femme peut carder et tisser et même s’employer à tant d’autres métiers, lesquels
ne sont plus réservés aux hommes. Puisque que je suis intéressée par le travail
du tisseur, du cardeur à laine, et du sargetier, j’aimerais faire un stage chez lui. François
me demande ce que je sais faire. Je réponds que chez une amie ici j’ai déjà cardé la laine, filé
et tissé une couverture, je lui montre ma tapisserie …
Je ne sais pas s’il est
convaincu, mais il me propose de le suivre dans l’atelier et de le regarder à
l’ouvrage. Penché sur le tellier, le sargetier fait aller la navette. Avec une
exclamation en constatant que le fil s’est cassé, il interrompt le va-et-vient. Maître
François fait signe à son apprenti de venir faire le nœud de tisserand pour
reprendre les fils rompus. Il recommande de faire un nœud très ferme qui n’est
point sujet à se lâcher. Puis il engage le jeune à faire de la toile sur le
métier avec la navette. Le maître a promis d’enseigner
le métier de tisseur à drap sans lui rien celer. Thomas se retourne et
ajoute qu’il a promis d'agir
aussi de son mieux audit travail, d'obéir à
son maitre et à son épouse, aux œuvres licites et honnêtes et lui estre fidelle
pour suport de cet apprentissage.
Honorade vient chercher de la laine pour nourrir sa quenouille. Je ne savais pas que toutes les femmes filaient la laine quotidiennement. « Oh c’est facile on peut filer en marchant, en surveillant la soupe, en racontant une histoire aux enfants ou en causant avec les voisines et puis mon mari a besoin de bons fils de laine bien torsadés pour fabriquer les beaux draps qu’il va vendre… Il dit que ce sont les miens les plus réussis. » Elle me montre aussi son rouet et le dévidoir pour enrouler les fils sur la bobine. Elle propose de m’apprendre son savoir-faire.
François échange un regard avec
sa femme, il sourit et il me dit qu’il accepte que je reste dans l’atelier
pendant la quinzaine où l’apprenti sera en congé pour les moissons.
Notes
tisseur à toile : toile désigne la pièce tissée, généralement en laine.
tellier : métier à tisser
sargetier : tisserand, fabriquant de serge
Sources
Alain Collomp, La maison du père, Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe au XIXe siècles, PUF 1983
Alain Collomp, Les draps de laine, leur fabrication et leur transport en Haute-Provence du XVIIe au XIXe siècle. 1987. https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1987_num_99_2_2945
Eric Fabre, La vie rurale en haute Provence de la fin du XVIIe au milieu du XXe siècle, AD 04, 2016
Contrat d’apprentissage AD 83 _ 3E 14 495
J'adore ! Aussi bien ce récit original et, comme d'habitude, bien écrit que de te voir impliquée à ce point dans ce #RDVAncestral ;=)
RépondreSupprimerMais, après une telle lecture, j'ai bien envie de faire aussi un stage pour apprendre à tisser une belle toile fine et régulière.
RépondreSupprimerC'est une belle rencontre dans ce monde des tisseurs de toile que nous raconte si bien ! J'espère que tu as profité de ces jours de stage ;)
RépondreSupprimerTrame originale pour animer cette rencontre, explications précises et précieuses pour qui a des ancêtres tisseur ou tisserand ce qui est mon cas.
RépondreSupprimerCette semaine je consulte moins mon blog , mais comme c'est agréable de voir vos commentaires. Merci beaucoup!
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