2025-06-21

Une chandelle et une bassinoire

 

Mars 1699, en Provence.

La nuit envahit la grand-rue qui monte vers le haut du bourg de Saint-Julien.

Le vent apporte le parfum du bois qui brûle dans les cheminées, il fait encore frais en ce mois de mars 1699. Les nuages s’écartent et la lune qui se lève éclaire de sa clarté.

Alors que j’approche de notre maison, je vois sortir une femme, elle est suivie d’un homme.

Elle porte une chandelle et une sorte de boîte avec une lueur rougeoyante. Ils marchent en silence. Ils ne semblent pas me voir, sont-ils des fantômes ou bien suis-je transparente?



Elle a confié la petite lanterne à la chandelle à cet homme à l’allure élégante : chapeau, bottes et manteau de drap sombre bien coupé, tel un monsieur étranger.  

La femme paraît jeune, elle a jeté rapidement un châle sur ses épaules avant de sortir. Ses jupons superposés se balancent au rythme de sa démarche vive.

Elle semble fatiguée, mais elle avance d’un pas décidé avec ses souliers fins; pas trop vite pourtant, car elle est chargée. Elle ne s’arrête pas pour «faire charrette» avec les commères qui la saluent : «Bonsoir, Françoise». Elle travaille, ce n’est pas une bavarde, elle préfère rester discrète.

 

Je ne peux la laisser me dépasser sans l’interpeller. C’est Françoise Gaillardon, mon aïeule (sosa 857).

Comment l’aborder? Ce serait trop confus de lui dire ce qui me passe par la tête :

Chère Françoise, me reconnais-tu? Je t’ai rencontré le 8 septembre 1710, dans ma maison... Enfin dans ton auberge… Tu as bien su gérer la situation compliquée ce jour-là. J’ai écrit toute cette histoire des «mulets du sel», regarde le premier des six épisodes de la série à lire ici : https://www.briqueloup.fr/2018/08/les-mulets-du-sel1.html

 

Elle ne s’attend pas à croiser mon chemin, mais j’ai trop envie d’entrer dans son époque, je m’insère prudemment dans son trajet, et je me présente doucement à cette aïeule. Elle m’adresse un sourire avec un peu d’étonnement.

Je suis frappée par son air déterminé indiquant une jeune femme pressée. Je regarde le réchaud de braise qu’elle transporte avec précaution.



Il n’est pas aisé de porter cette bassinoire en cuivre puisqu'elle est remplie de braises chaudes. Elle sera bien utile pour réchauffer un lit. Mais où allez-vous?

Je peux l'accompagner, mais elle me dit qu'elle ne doit pas s’attarder, pour ensuite vite rentrer à l’auberge, car elle a tant à faire dans sa maison. Les voyageurs ont terminé de manger la soupe et c’est l’heure de tout débarrasser. Joseph Audibert, son mari sert encore quelques verres, mais la servante est débordée, c’est beaucoup de travail en fin de journée. Sans compter que son petit Joseph âgé de deux ans demande sa maman avant de s’endormir.

Elle a épousé Joseph Audibert il y a trois ans. Depuis la mort de son beau-père Jacques, six mois auparavant, elle est vraiment devenue la maîtresse de l’auberge. C’est elle qui organise et donne des ordres pour que la maison tourne bien.

 

Beaucoup de voyageurs dorment à l’étage. Tous les lits sont occupés ce soir. Elle a demandé à Catherine Arnaud qui possède une bonne chambre d’accueillir le sieur Pellissier qu’elle ne peut loger. L’homme qui marche avec nous soulève alors son chapeau pour me saluer.

Il m’explique qu’il est venu pour vacquer en la procédure et sentence par lui faite au procès criminel...

 


Il n’a pas le temps de m’en dire davantage, car il est interrompu par deux hommes qui parlent en riant fort. Voilà le notaire, maître Jean Bon est accompagné de Louis Ricard…



Ils sortent du Cercle de l’amitié, le vin les a échauffés. Françoise les salue poliment, marquant le respect dû à leur fonction.

Ils engagent la conversation avec l’étranger.

«Comment s’est passé le jour d’hui, Messire Pellissier? Est-ce que l’enquête avance?

Nous aurions pu boire un verre chez votre hôte. J’ai vu que Joseph a fait rentrer du vin dans sa cave. Il sait bien le choisir. Nous pourrions le goûter ensemble.»

Maitre Pellissier répond qu’il se fait tard et qu’il va se coucher.

«On vous souhaite une bonne nuit alors!»



Nous entrons dans la maison de Catherine Arnaud que je ne connais pas. C’est une demoiselle bien mise, elle est vêtue d’une robe en laine bleue. Ses cheveux sont couverts d’une coiffe.

Sa fille aînée Marguerite a 25 ans, elle est née la même année que Françoise qui demande de ses nouvelles.

Catherine a rangé et nettoyé sa maison pour accueillir le visiteur.

Françoise lui donne une chandelle comme elle l’a promis, elle va dans la chambre réservée à leur voyageur, elle s’assure que le lit soit convenablement arrangé, elle tapote les oreillers, elle bassine pour réchauffer les draps, elle place les couvertes de laine. Elle sait remplir son rôle d’hôtesse mieux que Catherine qui cependant lui rend un grand service en louant la chambre.


Image générée par ChatGPT avec mes indications


Je remarque son air fatigué, elle prend congé de Catherine et de son hôte. Il lui tarde de rentrer chez elle.


Sur le chemin du retour, Françoise se montre un peu plus bavarde, elle explique que le sieur Pellissier paye bien pour ses repas pris à l’auberge. Pour son cheval, pas de souci, hébergé dans notre écurie, on prend soin de le bouchonner et de lui donner de la nourriture.

L’avocat détient une importante responsabilité dans le procès en cours, il doit séjourner plusieurs jours dans le village; il est préférable qu’il dorme tranquillement dans une bonne chambre au calme.

Elle a demandé à Catherine de lui préparer un lit dans sa maison, ce qu’elle lui accorda et chaque soir, elle doit l’accompagner ainsi avec chandelle et bassinoire. Catherine est veuve d’Elzear Boyer, quelques pièces d’argent sont appréciables dans sa bourse.

Je voudrais savoir si Madeleine Boyer, la grand-mère de Joseph est de la famille d’Elzear. Mais nous arrivons sur le seuil de la maison et Françoise n’a pas le temps de me répondre. Pendant que je fais tourner la clé dans la serrure, sa présence s’est effacée. Je rentre chez moi, je m’aperçois que je tiens encore la petite lanterne dont la chandelle s’est éteinte.

 



Ce billet est né dans mon imagination, étayé par les informations que je possède sur Françoise et son auberge. L’idée a pris forme en découvrant un acte étonnant déniché lors d’une visite aux archives à Draguignan le mois dernier.

Ces détails m’ont inspiré le texte et j'ai brodé autour comme un rendez-vous ancestral. 

Il faudra que j’élucide l’enquête sur ce procès criminel, les recherches risquent d’être difficiles, je ne sais pas ce que les Archives du Var conservent au sujet de cette affaire.



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